A notre ère anthropocène, la conception même de la ville comme Polis, c’est-à-dire comme lieu de la praxis et de «l’organisation du peuple qui vient de ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace véritable [qui] s’étend entre les hommes qui vivent ensemble» (Arendt, 1983), fait émerger la possibilité d’un devenir écologique accessible à tous. Premièrement, car au moment où le problème d’appropriation sociale de la question écologique est mis en avant, ce modèle politique de la ville – la polis – s’organise autour de la participation citoyenne. C’est-à-dire que c’est l’action de l’habitant qui détermine le devenir écologique de la cité et l’on sait que la transition est impossible sans se confronter aux modes de vie et modes de faire du quotidien. Et deuxièmement, car cette action est collective, car la citoyenneté est impossible dans l’isolement, puisque l'action provoque une réaction qui à son tour conduit à une autre action, laissant émerger un jeu démocratique de délibération. C’est le lien avec ce que Lefebvre a nommé le droit à la ville (1968), c’est-à-dire le droit à produire la ville pour la changer : « le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit de propriété) s’impliquent dans le droit à la ville » (Lefebvre, 2009 (1968) : 125).
Ce droit à l’œuvre, on le retrouve quand on parcourt les rues du quartier de Gracia à Barcelone au mois d’août. On plonge alors dans un univers unique de fantaisie. Les rues sont toutes plus colorées les unes que les autres et en sus des activités culturelles et communautaires liées à la fête du quartier, elles sont le témoignage de l’implication des voisin.e.s pour leur ville. Car ce sont celles et ceux qui se sont réuni.e.s des mois durant pour construire le projet et ces décorations uniques. Souvent grâce à un système de récupération (mais pas que) et toujours dans une dynamique communautaire de préservation des coutumes et de leur environnement urbain qui dialoguent dans un mouvement incessant depuis des décennies. Ces pratiques ne sont donc pas seulement le fer de lance de l’identité du quartier mais sont aussi une manière de préserver et de valoriser cet urbanisme de rues resserrées, de fils qui lient les immeubles entre eux, de places certes minérales mais qui accueillent les enfants du quartier et leurs jeux la nuit couchante. A plusieurs kilomètres de là, on le voit aussi dans les rues genevoises lorsque les habitant.e.s et les associations de quartier s’approprient des parcs pour faire pousser des légumes et construisent du mobilier urbain afin de profiter de l’ombre des arbres ; ou encore lorsqu’ils créent un forum pour prendre part à la planification de nouveaux espaces verts comme à la Jonction. Dans le quartier des Eaux-vives, un groupe d’habitant.e.s s’est créé pendant le confinement lié au coronavirus afin de pouvoir prendre part à la planification urbaine dans le but de pacifier et verdir le quartier, fermant temporairement les rues et proposant de nouveaux usages et fonctionnalités urbaines. L’implication se mêle alors à la créativité pour faire face à de nouveaux défis. Le droit à l’œuvre est revendiqué. La créativité organisationnelle est primordiale. Il faut insuffler une dynamique et interagir non seulement avec des échelles différentes mais aussi avec les institutions. La créativité en termes d’aménagement et de planification permet quant à elle de proposer de nouvelles pistes de réflexion et de réalisation (couleurs, matériaux, usages). Les habitant.e.s s’allient alors avec les techniciens qui sont souvent acculés derrière de nombreuses normes et réglementations. La ville, comme écosystème politique complet et politique – polis – interagit alors avec ces revendications, bouge, évolue. Ce n’est pas un hasard si de nombreux changements attendus depuis longtemps se sont réalisés pendant la situation si exceptionnelle du coronavirus. L’exceptionnel, la surprise, la prise de risque sont des qualités liées à la créativité et qui ont été permises pendant le confinement de toutes ces villes qui ont su, en quelques jours ou semaines, créer des dizaines de kilomètres de pistes cyclables, piétonniser des artères, et planifier de nouveaux espaces verts dans un espace-temps unique. Les normes et les réglementations habituelles sont subitement passées au second plan au profit de solutions plus pragmatiques. C’est aussi ce que l’on demande à la créativité et qui est le fruit (et la graine) de l’engagement de tous ces gens qui s’impliquent pour leur ville.
Il serait peut-être trop ambitieux de hisser ces propositions seules face à la dilution du potentiel alternatif que cause leur institutionnalisation mais cela participe toute de même beaucoup à l’inflexion des politiques urbaines. Non seulement en créant des précédents qui sont ensuite utilisés pour faire bouger des lignes et provoquer des changements. Mais aussi car cela traduit une évolution des modes de vie et modes de faire, si liés aux enjeux de la transition écologique. Tout comme Athènes à l’époque antique, la ville de l’anthropocène ne pourra se faire sans habitants.